Depuis qu’elle est toute petite, Clémentine voit « des choses ».
Elle a beau chercher dans sa mémoire, aussi loin que remontent ses souvenirs, il lui semble qu’il en a toujours été ainsi. Elle s’en trouve d’ailleurs très bien, ne s’en effraie pas le moins du
monde. Pour elle, ce qui lui arrive est tout naturel et ne pose pas question.
Elle pensait même au début que les autres voyaient les mêmes « choses »
qu’elle. Ce n’était pas le cas, bien entendu, ce qui provoqua quantité de discussions angoissées et d’interrogations au sein de sa famille et dans son entourage. On la montra à des médecins, à
des spécialistes, à des psychiatres, mais rien n’y fit, les visions étaient toujours là.
Finalement, avec le temps, toutes ces complications eurent pour résultat de faire
comprendre à Clémentine qu’il valait mieux dire à tout le monde qu’elle ne voyait plus rien du tout. Ainsi ses parents furent-ils soulagés : Clémentine était devenue une petite fille
« normale », enfin !
Pourtant rien n’avait changé. Clémentine voyait toujours « des choses ».
C’était comme si, entre ce monde-ci et un « ailleurs inconnu », une porte était restée entrouverte. Pour la plupart des gens, cette porte est hermétiquement fermée, ce qui leur interdit
de voir autre chose que la vie terrestre, une manière sans doute de les contraindre à rester concentrés sur le présent.
Pour Clémentine, il n’en était pas ainsi. Elle était présente au monde, mais en
même temps percevait un autre univers qui déroulait des scènes de vie sur un plan différent. C’était un peu comme si elle écoutait deux stations de radio en même temps, l’une à volume normal et
l’autre en sourdine. Toutes sortes de personnages, connus ou inconnus pour la plupart allaient et venaient dans ce décor parallèle, vivaient comme vous et moi. C’était d’abord une transparence,
puis, en fixant son attention, Clémentine en arrivait à percevoir ce monde aussi nettement que l’autre, celui que nous connaissons.
Les deux plans s’interpénétraient sans pour autant se gêner mutuellement. Une
sorte de voile très ténu existait entre les deux, fixant une manière de frontière entre l’un et l’autre. Des échanges avaient lieu cependant. Combien de fois Clémentine n’a-t-elle pas été ainsi
prévenue avant tout le monde de tel ou tel événement ! Si l’avertissement était d’importance, si quelque péril était annoncé, elle s’arrangeait pour en parler à la personne concernée, mais
en y mettant les formes et avec beaucoup de précautions. Tous les arguments étaient permis, pourvu qu’il ne soit pas question des fameuses visions. Son secret, Clémentine s’était bien juré de le
garder pour elle !
Clémentine occupait un emploi de secrétaire dans une petite entreprise fabriquant
des tubes en caoutchouc. Par tous elle était considérée, malgré son jeune âge (elle n’avait pas trente ans), comme une personne très avisée et de bon
conseil. Elle était souriante, sa voix était douce et réconfortante. Ses amis et collègues appréciaient son calme et sa gentillesse, son dévouement
pour les autres.
Ce matin de janvier, Nicole, une amie et employée de l’entreprise, est venue voir
Clémentine, or Clémentine n’est pas chez elle.
On la cherche partout, mais en vain. La gendarmerie ouvre une enquête, interroge
les proches, cherche des indices, sans résultat. Il faut se rendre à l’évidence : Clémentine a bel et bien disparu sans laisser de traces !
…
« Clémentine a bel et bien disparu sans laisser de traces! »
…
Voilà. Faisons une pause. Mes doigts arrêtent un moment de jouer sur le clavier de l’ordinateur. Je me frotte les yeux et relis ce que
je viens d’écrire : cette histoire de Clémentine qui m’est passée par la tête … Pourquoi l’ai-je écrite, au fait ? Je ne sais pas vraiment. Comment vais-je la terminer ? Je le sais
encore moins. Il me faudrait trouver une chute …
J’étais en train de me dire depuis un moment que mon imagination faisant grève, je ferais mieux d’abandonner Clémentine à son sort et
que je verrais plus tard, quand j’ai senti derrière mon épaule comme une présence.
Je me retourne. Vous avez deviné : Clémentine est là qui me sourit ! Ca alors !
L’effet de surprise passé, nous avons eu une longue discussion dont je vous passe les détails. Il faut dire que celle-ci se déroula
sans qu’aucun mot ne fût prononcé. Comment dire ? Nous nous comprenions, c’est tout.
Pour résumer, Clémentine m’a confié qu’elle était partie faire un tour de « l’autre côté », c’est l’expression qu’elle a
employée, qu’elle y passait un petit moment, s’amusait beaucoup et allait revenir dans quelque temps !
Ensuite elle a fait un geste de la main et a disparu.
Aujourd’hui, je m’adresse donc à tous les proches et amis de Clémentine ainsi qu’à la brigade de gendarmerie chargée des recherches.
Que tout se rassurent, elle va très bien, les embrasse et leur dit à bientôt ! Sacrée Clémentine !
Je pense personnellement qu’elle devra tout de même s’excuser auprès d’eux à son retour pour avoir disparu ainsi sans prévenir. Je le
lui ai dit d’ailleurs, enfin disons que je le lui ai fait comprendre : « Clémentine, ce sont des choses qui ne se font pas. » Elle a eu honte, évidemment, elle, si réfléchie
habituellement. Aussi je pense qu’elle ne va pas tarder à revenir.
Quant à moi, depuis cette affaire, je me sens un peu bizarre et, ce qui est plus curieux, je commence à voir de drôles de choses …
AG